Serge Tchapnine: Les Chretiens ont-ils des avantages concurrentiels?

16 января 2013 г.

C'est sous se titre accrocheur que "Rosbalt.ru" publie une interview intéressante (1) de Serge Tchapnine (2) sur le bilan de l'année 2012. En voici résumés les points essentiels.

Après 20 ans de "renaissance religieuse" 

2012 clos la période de renaissance de l'Eglise en Russie et nous entamons une nouvelle étape de relations entre l'Eglise et la société. L'Eglise n'a pas cherché l'impossible, renouer avec la tradition brisée en 1917, mais elle a voulu utiliser les possibilités qui s'ouvrent dans le monde moderne en entrant de façon créative dans l'ère postmoderne. 

Cela me fait sourire quand j'entends dire que l'Orthodoxie devient une religion d'état. Voyez donc ce qui se passe dans l'église prés de chez vous, comment vit le recteur, ce que devient l'enseignement des fondements de l'Orthodoxie ou l'introduction d'aumôniers dans les forces armées, et vous verrez disparaitre toute illusion de "religion d'état". L'état cherche à utiliser l'Eglise, mais en aucune façon à l'aider! Nous constatons des échecs sur toute la ligne: oui, de la compréhension au plus haut niveau, et une multitude d'exemples de sabotage de ces décisions par les fonctionnaires intermédiaires (3). Nous somme encore très loin de relations normales, d'un partenariat entre l'Eglise et l'état, et j'ai l'impression que les fonctionnaires soviétiques s'auto-reproduisent même parmi les jeunes générations qui n'ont pas connues l'URSS.

Le passé soviétique ressort sans cesse et une religion postsoviétique laïque s'est formée ces dernières années, avec ses rituels et pratiques religieuses. Ainsi le vice-premier ministre a raconté qu'il n'a pas pu signer l'annulation d'actes réglementaires datant de 1918, 1920 et 1931 qui contredisent la législation actuelle "parce que les deux premiers étaient signés par Lénine". "Je considère qu'il est blasphématoire d'annuler quelque chose qui a été signé par Lénine" a-t-il ajouté (4). Et je vous assure que cet exemple n'est pas unique. 

Nous sommes loin de la coopération avec l'état 

Ce n'est pas parce qu'il y a de bonnes relations entre le Patriarche et le Président Poutine, ou entre des gouverneurs et les évêques diocésains, que le système de relations entre l'Eglise et l'état ne boite pas de toutes ses quatre pates! Cela ne peut être simplement une question de relations personnelles: il faut créer un nouveau mécanisme de relations et là nous pouvons affirmer clairement que l'état n'en veut pas, qu'il répond avec énormément de réticence à toutes les demandes de l'Eglise. 

Heureusement, à tous petits pas, une société civile apparait malgré tout dans notre pays, et parmi les initiatives civiles qui règlent des problèmes concrets au plan régional il y en a naturellement qui concernent l'Eglise. Mais l'état a plutôt peur des œuvres de bienfaisance, des volontaires, des initiatives sociales. Et les organisations ecclésiales en souffrent: par exemple, les paroissiens d'une église de Moscou nourrissent depuis des années des sans-abris prés d'une gare, Et régulièrement apparaissent des obstacles: là c'est interdit, ici ce n'est pas autorisé… 

Et prenons l'athéisme qui imprègne tous les manuels scolaire! Il y a un seul cours, optionnel, avec un contenu chrétien (5) alors que tous les autres restent fondamentalement athées. J'ai un enfant en 5ème (6): son manuel d'histoire parle des "mythes bibliques"! On ne pourrait pas traiter plus poliment la foi des Chrétiens? Non! Impossible! Nous ne savons pas faire. 

La différenciation dans l'Eglise 

L'opinion s'est rendue compte en 2012 que l'Eglise n'est pas un bloc monolithique, mais qu'elle est traversée pas des opinons divergentes sur les questions de société. On semble dire "je ne fait pas confiance à tous dans l'Eglise, mais seulement à ceux à qui je suis prêt à reconnaitre un ascendant moral." Et pour moi ce n'est pas faux: il ne faut pas prendre toute l'Eglise, dans son état actuel, pour la perfection. Et on constate que l'Eglise est effectivement composée de groupes qui sont dans une situation de "guerre froide" entre eux. On pourrait dire en fait que les Orthodoxes se partagent en trois courants: les "légitimistes", les "libéraux-conservateurs" et ceux qui ne s'intéressent ni à la politique ni même à la vie sociale 

Pour ce qui concerne les "légitimistes" : tous comprennent que la monarchie est impossible en Russie. Il n'y a pas de candidat valable même si, pour certains Orthodoxes, Poutine est perçu comme "un ersatz de monarque". Mais même ceux qui prétendent soutenir Poutine sans réserve s'opposent en fait au pouvoir: il y a parmi eux les deux puissants courants de ceux qui s'opposent à la "justice des mineurs" (7) et au "numéro d'identification universel" (8). Ces deux mouvements représentent des centaines, voire des milliers de personnes et on y voit là clairement une contradiction: les fondamentalistes disent soutenir Poutine mais s'opposent frontalement à ses projets de réformes prioritaires. Ils imaginent l'image du "bon tsar" mais qui est mal informé et mal entouré. C'est cette dualité de perception qui empêche les légitimistes de devenir une véritable force politique. 

Pour les "libéraux conservateurs" (terminologie que Serge Tchapnine trouve plus appropriée que "libéraux" tout court), il s'agit en fait des intellectuels religieux qui sont eux-mêmes partagés entre différents points de vue. Mais certains se demandent carrément si une intelligentsia a sa place dans l'Eglise et les avis des hiérarques sont partagés: les uns coïncidèrent qu'il faut dialoguer avec l'intelligentsia religieuse et non-religieuse, mais les autres pensent que c'est de l'intelligentsia que provient tout le mal, "ils ont crucifié le Christ" en leur temps et l'Eglise n'en a pas besoin… 

C'est là en fait une question essentielle que les catholiques se posent aussi depuis plus de dix ans avec benoit XVI. C'est la question de la relation entre la foi et la raison. La foi ne doit pas être mythologisée et emprisonner l'homme. Au contraire, la foi – c'est la voie de la liberté, et donc c'est la voie de la raison. Je pense que l'église ignore depuis 20 ans les questions de la raison et refuse de chercher les réponses à certains questionnements, les solutions à certains problèmes. Il s'est ainsi accumulé trop de ces "questions repoussées à plus tard" et cela "nous retombe dessus". Nous devons maintenant trouver un nouveau langage pour réexpliquer des choses qui semblent claires… et c'est toujours très pénible! 

Une tradition à réinventer 

Nous vivons tous sur les bases de l'époque soviétique, la seule que nous connaissons, que nous pouvons sentir, et pour ceux qui vivent dans ce paradigme et se disent Orthodoxes se pose douloureusement la question de la tradition. Que signifie tradition orthodoxe? Seules les traditions soviétiques sont vivantes, car celles que nous voudrions avoir sont mortes en 70 ans et se sont transformées en mythes pieux. Pour les ressusciter il faut de la créativité, mais nous faisons en fait du postmoderne, une espèce de fiction, de jeu de rôle. Cela n'est pas une vraie tradition vivante. 

Avant 1917 les croyants étaient principalement des paysans, et les traditions étaient basées sur la vie paysanne. La résurrection actuelle de l'Eglise est principalement pour des villes de plusieurs millions d'habitants, Moscou, St. Petersbourg, Nijni Novgorod. Prenons par exemple les gens qui passent quotidiennement 2-4-5 heures en transports, il s'agit de centaines de milliers. Ils n'ont pas le temps de lire un livre à la maison: comment voulez-vous qu'ils trouvent le temps pour les "traditionnelles" prières du matin et du soir? Les lire dans le métro? Mais prier dans les transports en commun n'est pas évident! Nous prions traditionnellement devant nos icônes et c'est devenu un luxe inatteignable pour un grand nombre! Quand à ceux qui sont au volant, ils ne lisent pas mais écoutent des cassettes... C'est toute une tradition à réinventer! 

Par ailleurs on communie beaucoup plus souvent qu'avant, les églises sont pleines d'enfants alors qu'avant 1917 il n'y avait même pas d'écoles du dimanche... Tout cela demande de nouvelles structures d'accueil qui ne sont pas prévues ne fut-ce que par l'architecture des églises… 

Et la question des carêmes! Il y a bien des entreprises qui accèdent à la demande des salariés et servent des plats maigres dans les cantines. Mais que faire quand ce n'est pas le cas? On ne peut pas toujours s'arranger avec une gamelle et les confesseurs généralement l'admettent. 

Nous avons bien avancé dans la compréhension des offices: nous officions toujours en slavons, mais il y a de plus en plus de traductions en langues nationales (dernièrement en yakoute). Il y a aussi de plus en plus d'offices télévisés; les transmissions sont faites de la nef et du sanctuaire, avec d'excellents commentaires, contrôlés par des théologiens. C'était inimaginable avant! 

Tout cela illustre ma thèse: nous devons non pas revenir aux traditions du XVe ou du XIXe siècles mais aller résolument de l'avant. Plonger la vie ecclésiale dans la vie de la société contemporaine. Il faut créer les conditions qui permettront à l'habitant actuel d'une grande ville de se sentir chez lui à l'église. Il faut le carême, il faut l'effort de l'ascèse chrétienne, mais il faut qu'avec tout cela le Chrétien ressente ses "avantages concurrentiels", sa voie vers la liberté, justement, comme l'enseigne l'Evangile, en unissant la foi et la raison.

Traduction et mis en forme pour "Parlons d'orthodoxie" Vladimir GOLOVANOW

Note du rédacteur

(1) Rosbalt 
(2) Serge Tchapnine 
(3) J'ai été personnellement témoin de cela dans les structures organisant les jeunes, où les fonctionnaires font tout leur possible pour empêcher l'Eglise d'approcher des enfants en défavorisant systématiquement toutes les organisations à base religieuse. 
(4) Cf. 
(5) Cf. 
(6) Notre CM2 
(7) La nouvelle législation sur les mineurs traite des crimes et délits commis par ou à l'encontre de mineurs et encadre les droits et obligations des parents et des enfants. Elle suscite l'opposition des traditionalistes qui y voient une atteinte aux règles familiales traditionnelles. 
(8) Les opposants s'opposent à un "fichage" universel et brandissent un argument numérologique basé sur le nombre apocalyptique de la Bête (666).